Voyages

  • Sahara

    Ma première grande aventure, enfin… Oh comme je l’espérais, comme je l’attendais !

    Ce jour-là, après une prise de bec mémorable avec une collègue et sachant que son ancienneté dans la boite ne jouait pas en ma faveur, je quittai mon job et pris la route de la maison. La soirée était encore jeune lorsque j’arrivais à Arras et je décidais d’aller passer un moment en ville. J’y croisais une connaissance qui, je le savais, allait régulièrement en Afrique par la route, vendant son véhicule une fois arrivé là-bas et rentrant en avion. Son équipe cherchait un chauffeur supplémentaire. Nous prîmes rendez-vous pour le lendemain et je rentrais enfin chez moi. J’étais presque dans un état second, tant les choses semblaient se dérouler comme je l’espérais. C’était incroyable.

    L’Afrique, enfin j’allais la découvrir. Pas dans un circuit touristique, où tout est plus ou moins orchestré et facilité, non, c’est la vraie Afrique que l’on me promettait, à vivre chez l’habitant, dans leur vie de tous les jours, manger ensemble, apprenant de leur façon de vivre… Et puis, s’empoigner avec le désert, s’emplir de ce paysage à la fois sensuel et dramatique, de ce silence, de ce sentiment d’absolu… mais lutter, lutter quand il t’agrippe, implacable, révélant tes plus intimes faiblesses, te laissant nu face à toi-même…

    Nous partîmes 15 jours plus tard, c’était en janvier.

    Je conduisais une 404. Oui, oui, c’était déjà une vieille voiture en 1980 !

    La première journée fait partie des plus longues de mon existence. Arras – Dijon à 80 km/h sur l’autoroute, sans radio… après une nuit dont la majeure partie fut passée à fêter ma nouvelle aventure. Malgré mes 19 ans, oh que ce fut dur ! Cependant, quel clin d’œil m’adressa la tv ce soir là, le film proposé s‘intitulait… « L’aventure, c’est l’aventure »… ça ne s’invente pas !

    Le lendemain soir, nous dormions dans le Nord de l’Espagne, puis nous nous arrêtâmes à Benidorm pour quelques jours, chez des amis du « chef de convoi », afin de faire un échange de chauffeurs, l’un d’entre nous devant rentrer en France pour je ne sais plus quelle raison. Je me souviens que, lorsque le nouveau chauffeur est arrivé et est entré dans la pièce où nous nous trouvions, le chien de la maison s’est mis à grogner, son poil s’est hérissé et il a reculé pour rejoindre son maître… Toujours faire confiance à l’instinct des animaux…

    Nous voici donc repartis. Nous arrivons à Alicante mais il faut attendre plusieurs jours pour avoir des places sur le bateau pour Alger. Nous partons donc pour Almeria. Ce sera Almeria-Melilla. Quelle drôle de ville que Melilla, à cette époque. Un port-franc, plein d’une faune exotique, où il ne faut pas quitter la voiture des yeux si on ne veut pas la retrouver pillée. Ambiance bizarre, envie de se retourner pour voir si on n’est pas suivi, envie de partir rapidement.

    Direction Oujda, puis la frontière avec l’Algérie.

    A l’époque, tout convoi est suspect, nous nous séparons pour la passer.

    Les voitures sont chargées à bloc. Pièces de moteur, huile de moteur, outils, jerricans, packs d’eau, boites de conserve. Ils fouillent tout, ça prend du temps, le suivant arrive, les douaniers suspectent… « nous nous connaissons ? Non ». C’est très impressionnant, on repense à ces films qu’on a vus, certains où ils s’en sortent bien, d’autres où les imbroglios s’enchaînent. Conscience qu’il n’y a pas intérêt à plaisanter.

    Ils nous laissent finalement passer et nous nous rejoignons tous quelques kilomètres plus loin. Soulagement. Tlemcen, puis direction Béchar. Nous dormons pour la première fois sur le bord de la route, dans les voitures. Certes, la route goudronnée est toute proche, la civilisation n’est pas loin mais… nous sortons « des sentiers battus ».

    A Béchar, nous devons préparer les voitures pour le désert. Décalaminer le système de refroidissement, renforcer les passages de roue, faire le plein d’essence et remplir les jerricans, en échange de pièces de moteur. Nous sommes hébergés par Mohammed, le garagiste qui nous prête un appartement. Nous y resterons plusieurs jours et j’aurai l’occasion d’aller manger chez eux, dans une pièce à part des hommes et finalement toute seule, étant l’invitée… Je goûte pour la première fois aux nèfles, ces fruits que l’on doit manger gâtés. Je n’en ai jamais remangé depuis. Je me souviens de cette « fête » où nous avons été conviés, avec un groupe de musiciens et des gens entrant en transe. J’étais attirée par la musique envoûtante,  je me suis sentie perdre le contrôle, senti la tête me tourner et j’ai préféré quitter la pièce…

    A Béchar, nous croisons deux autres Français, originaires de Toulon qui se joignent à nous. L’un d’entre eux faillit nous apporter les pires ennuis, accusant un policier à un check-point sur la route de lui avoir volé ses lunettes de soleil. Il les avait, en fait, oubliées dans la voiture… Je ne me souviens plus comment nous nous en sommes sortis, certainement en le tenant à l’écart et usant de beaucoup de diplomatie… Je ne me souviens pas que le bakchich ait fonctionné dans ce pays, au contraire.

    Adrar, où nous nous sommes arrêtés pour manger dans un fabuleux hôtel, qui semblait poussé là par hasard. La fraîcheur à l’intérieur, le calme, une beauté simple et dépouillée, une oasis de confort.

    Reggane… fin de la route goudronnée. Nous nous enregistrons au bureau de police avant de commencer notre traversée du désert. Nous croisons un couple, en 404 bâchée, qui rejoint le convoi. Je crois qu’ils ne demandaient que ça et c’était tant mieux pour eux. Ils s’étaient rendus compte que, mal préparé, on peut y laisser la vie.

    Enfin, nous allons attaquer le désert.

    Donc le voici, ce Sahara, dans toute son immensité, je le contemple, debout, les pieds symboliquement posés à la limite de cette route, derniers centimètres avant l’inconnu.

    Il est décidé que je serai en seconde position. Ah, galanterie, merci Messieurs. J’ai 19 ans, un an de permis et j’attaque le désert. Je fais 1 km et je m’ensable jusqu’aux essieux. Derrière, ils me suivent de trop près et, à leur tour, s’ensablent tous. Je me fais incendier, engueuler de toutes parts... Je suis furieuse. Je regarde bien comment ils manœuvrent les voitures pour les sortir de là. Je décide que ça ne m’arrivera plus. Ça ne m’est plus arrivé.

    Enfin, enfin, enfin, véritable première nuit dans le vrai désert. Nous nous installons en campement, à quelque distance de la piste. Nous soulevons les capots des voitures, posons sur le radiateur la boite de conserve à réchauffer. C’est ainsi que nous mangerons durant tout le trajet.

    Arrive un camion, qui s’arrête près de nous, le moteur continuant à tourner, je ne sais plus pour quelle raison. Les hommes descendent et préparent le thé à la menthe qu’ils partagent avec nous. Un deuxième camion se joint au premier, un deuxième moteur se met à ronronner… Et bien si, il y en a eu un troisième. Moi qui imaginais solitude, calme et contemplation… On se retrouve à une bonne vingtaine ! Tout ce petit monde finit par reprendre la route, roulant de nuit, à la fraîche. Voilà, ma première nuit dans le désert ne fut pas du tout ce à quoi je m’attendais.

    Le lendemain matin, debout aux aurores. Je m’éloigne, petite toilette, au gant, avec le minimum d’eau. Pendant la nuit, nous avons laissé dehors quelques bouteilles d’eau entourées d’un linge humide, nous aurons de l’eau fraîche pour la matinée. Puis, pour l’après-midi, nous accrocherons ce système au rétroviseur, le vent rafraichissant la bouteille.

    Armée de mes nouvelles connaissances en matière de conduite sur sable, je suis prête. Nous reprenons la piste.

    Ou plutôt, nous roulons à quelque distance, les voitures ne pouvant résister à la tôle ondulée, cette forme que prend le sable lorsque beaucoup de véhicules passent au même endroit. Nous devons en prendre soin, ces voitures doivent nous mener jusqu’au bout, à Cotonou, au Bénin.

    Nous passons les bidons qui jalonnent la piste, marquant les kilomètres.

    Nous sommes au kilomètre 400 lorsque l’un des derniers véhicules s’ensable.

    La conduite en convoi nécessite de régler son avance sur celui qui suit notre véhicule. Si l’un s’arrête, le précédent, ne le voyant plus dans le rétroviseur s’arrête à son tour. Le chef de convoi fait alors demi-tour pour aller porter de l’aide à celui en difficulté.

    Alors, c’est maintenant mon moment, mon moment à moi, seule avec le désert. Pourquoi je le voulais à tout prix, je ne sais pas, je trouvais cela logique, si on va dans le désert, c’est pour être face à lui, non ?

    Voilà, je suis toute seule, il n’y a plus aucun repère autre que moi-même et la voiture et c’est très, très impressionnant. Je fais un tour complet sur moi même, j’imagine ce petit point que je représente, en plein milieu de cette grande tache jaune sur une carte de notre planète. Seule dans ce grand désert, plantée au milieu de nulle part…

    Le moment passe, les autres finissent par me rejoindre et nous repartons. Nous passons Bidon 5, ancienne guérite de la Légion Etrangère. Il fallait vraiment être un légionnaire pour vivre là-dedans... Nous arrivons à Borj-Moktar, poste frontière avec le Mali. Nous pénétrons dans le poste pour nous enregistrer. Nous avons terminé la partie algérienne du Sahara. Au mur du poste, des photographies. Un premier panneau montre des photos d’identité et est intitulé « aidez-nous à les retrouver », le second, des photos de cadavres et la mention « aidez-nous à les identifier ». Nous avons 500 km de désert derrière nous et autant devant. Si nous l’avions oublié, le réveil est brutal, le désert n’est pas à être pris à la légère. L’ambiance dans le groupe en prend un coup.

    Machin (plus aucun souvenir de son prénom), si si, celui que le chien n’aimait pas, prétexte des problèmes de moteur pour se mettre en seconde position dans le convoi. Je le suspecte d’être vert de trouille et d’inventer cette histoire.

    Direction Tessalit, au Mali.

    Soudain, je ne vois plus, dans mon rétroviseur, le véhicule qui me suit. Je m’arrête et attends le retour des deux premiers. J’attends. Et j’attends… Et l’attente commence à être inquiétante, toujours personne… Les minutes se font lourdes et il s’en passe une bonne quinzaine avant qu’enfin, je vois signe du véhicule de tête. Ce lâche de Machin ne s’était pas arrêté et avait continué à suivre le premier, sans se soucier de nous. Sans commentaire.

    Vers Tessalit, le désert, déjà, change de visage, il devient rocailleux, les voitures souffrent. Je me sens un peu nostalgique, j’ai l’impression de laisser quelque chose derrière moi… Nous suivons une piste, direction Gao. Nous tournons en rond presque toute la journée. Un peu angoissant quand même quand on commence à reconnaître un endroit, puis un autre pour y être déjà passé. Le chef de convoi nous rassure, il sait quelle direction prendre mais n’arrive pas à passer une barrière rocailleuse. Nous finissons par faire demi-tour et passons la nuit en campement aux abords de Tessalit.

    Le lendemain matin, nous reprenons la piste de Gao, et cette fois, c’est la bonne.